• Le crowdsourcing scientifique et patrimonial à la croisée de modèles de coordination et de coopération : Le cas des herbiers numérisés/Scientific and Heritage Crowdsourcing at the Crossroads of Models of Coordination and Cooperation: The Case of Digital Herbaria
Résumé

Nous étudions les dispositifs participatifs développés par les institutions impliquées dans la conservation des herbiers : outre la consultation facilitée des collections numérisées, certains d’entre eux offrent la possibilité de participer à la transcription des informations contenues dans les images issues de la numérisation des herbiers, ou de proposer des corrections aux données déjà saisies. Nous combinons une typologie des dispositifs de médiation et des régimes de l’action collective pour appréhender les spécificités fonctionnelles de ces sites. Nous mettons en évidence la superposition de fonctions relevant de modèles de coordination et de coopération différents, entre organisations anonymes et communautés, qui entrent parfois en contradiction.

Abstract

We studied the participation mechanisms developed by the institutions involved in the conservation of herbaria. Besides the facilitated consultation of digitized collections, some of the mechanisms offered the opportunity to participate in the transcription of the information contained in the images from the digitization of the herbaria or propose corrections to data already entered. We combined a typology of mediation schemes and of modes of collective action to apprehend the functional features of these websites. We highlighted the overlapping of functions belonging to different coordination and cooperation models among anonymous organizations and communities, which sometimes come into conflict.

patrimoine numérique, externalisation ouverte, crowdsourcing, coopération, engagement et participation communautaires

Keywords

digital heritage, crowdsourcing, citizen science, cooperation, community engagement and participation

Introduction

Les dispositifs de médiation contributifs emblématiques du web 2.0 (Zacklad 2015a) sont de plus en plus utilisés par les institutions patrimoniales. Les modèles [End Page 308] entrepreneuriaux du Web sont souvent transposés dans l’univers patrimonial sans que les modalités d’action collective sousjacentes n’aient été qualifiées, ce qui pose la question de leur adéquation aux objectifs des institutions culturelles. L’analyse de ces modalités d’action collective est rendue d’autant plus difficile qu’existent des discours d’escorte associés aux usages des plateformes du web 2.0 qui, dans le domaine patrimonial, relèvent notamment de la catégorie du crowdsourcing. Ces représentations s’interpénètrent, d’une part, avec les catégories de la médiation muséale numérique (Vidal 2010) et, d’autre part, avec les démarches de sciences participatives, particulièrement développées dans le champ d’étude de la biodiversité (Boeuf et al. 2012). Ces discours se multiplient d’autant qu’ils répondent aux attentes de collaboration à une échelle renouvelée que suscite la digitalisation de la science entendue comme une transformation généralisée des pratiques scientifiques induite par les nouvelles formes de documentalité numériques (Zacklad 2014).

Dans cet article, nous analysons les modalités de participation associées aux dispositifs d’enrichissement des collections d’histoire naturelle, en particulier des herbiers. L’enquête qui a présidé à notre étude a été réalisée pour les besoins de l’infrastructure e-ReColNat visant à numériser et valoriser des collections d’histoire naturelle de plusieurs institutions naturalistes francophones (Pignal et Pérez 2013). Cette valorisation, dont la première étape est la numérisation des collections d’herbiers, nécessite le développement d’une plateforme de transcription collaborative inspirée des modèles du crowdsourcing. Elle permet une redocumentarisation participative des planches impliquant, en particulier, des inférences non triviales de la part des contributeurs (Zacklad et al. 2014).

Pour analyser les formes de participation que suscite ce type de plateforme il faut disposer simultanément d’un cadre d’analyse de l’action collective médiatisée et d’une théorie des supports de médiation numérique. Après une présentation de la notion de dispositif de médiation numérique, nous présenterons une typologie originale des modalités de coordination et de coopération que nous utiliserons pour qualifier les formes de participation proposées aux usagers sur certains herbiers numérisés accessibles en ligne.

Analyse des dispositifs participatifs de médiation numérique en fonction des formes d’activités collectives

Diversité des dispositifs de médiation participatifs dans le contexte patrimonial

Les institutions ont employé le terme de crowdsourcing, issu de la sphère commerciale (Howe 2006), pour désigner des formes de collaboration qui donnent un rôle accru aux « usagers-contributeurs » (Vidal 2010) pour répondre aux besoins liés à la numérisation du patrimoine. Selon Mia Ridge (2014), l’adaptation du crowdsourcing aux missions des musées se traduit par une forme de participation bénévole, motivée intrinsèquement par les tâches proposées. Pour les institutions, le crowdsourcing est un moyen de créer une implication de l’usager avec les documents patrimoniaux (Ridge 2013). Pour comprendre comment les environnements numériques rendent possibles différentes formes d’engagements [End Page 309] envers les institutions culturelles, nous nous appuierons sur la notion de dispositif de médiation numérique que nous appréhendons comme se situant à l’intersection d’un régime de documentalité et d’un régime d’activité collective — figure 1 (Zacklad 2015a).

Figure 1. Les dispositifs de médiation numérique à l’intersection des régimes de documentalité et d’activité collective.
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Figure 1.

Les dispositifs de médiation numérique à l’intersection des régimes de documentalité et d’activité collective.

La documentalité correspond à la manière dont un support remplit des fonctions documentaires de mémorisation et de coordination entre rédacteurs et lecteurs. Elle possède différents attributs dépendant du type de support, papier ou numérique, attributs qui sont associés à des régimes de documentalité dont nous avons proposé une première liste (Zacklad 2015a) : régime de fragmentation (par exemple granularité des billets dans les CMS, micro-blogging, etc.), de référentialité (comme les modalités d’indexation web, types de métadonnées, etc.), d’interactivité (adaptation du contenu selon les actions de l’utilisateur), de conversationnalité (mise à jour du contenu en continu selon des modalité on-line ou off-line), etc. Ces régimes de documentalité médiatisent de manière spécifique l’activité des collectifs en leur offrant de nouvelles opportunités de distribution spatiale et temporelle de leurs actions. Mais ces nouvelles plateformes ne créent généralement pas ex-nihilo de nouveaux agencements collectifs. La plupart du temps, elles s’appuient sur des structures sociales et organisationnelles existantes en augmentant et en contraignant certaines de leurs potentialités dans un contexte d’action à distance. Les nouveaux dispositifs de médiation numérique se situent donc à l’intersection de régimes d’activité collective et de documentalité qui, tout en relevant souvent de genres connus, les transforment de manière inédite, générant des formes de participation souvent difficilement prévisibles par leurs concepteurs.

Dans cet article, nous apporterons une attention particulière aux régimes et registres d’activités collectives et à la caractérisation des collectifs en présence. Caroline Haythornthwaite (2009) a déjà établi une distinction entre les modèles léger et lourd de la production par les pairs, correspondant soit au crowdsourcing soit aux communautés en ligne ; Serge Proulx (2011) distingue un usager contributeur agissant dans une logique de réseau au fil de sa navigation, d’un usager [End Page 310] engagé dans une logique communautaire motivé par un objectif partagé par le collectif. Il reste à préciser différentes formes d’action collective et de modalités de contribution permises par les dispositifs numériques, pour éviter par exemple les malentendus liés aux connotations du terme de « foule ».

Typologie des agencements collectifs et des régimes et registres de l’activité collective

L’identification sociologique ou psychosociologique de la nature des agencements collectifs est de la première importance pour atteindre l’objectif fixé. Par exemple, l’opposition entre communauté et foule n’est pas satisfaisante, ne seraitce que parce que les soidisantes foules du crowdsourcing, enrôlées dans réalisation de tâches définies en amont, souvent répétitives, n’ont que peu à voir avec les « foules » au sens anthropologique, instables et suggestibles (Le Bon 1895). Dans notre analyse, nous mobiliserons simultanément une description idéal-typique des agencements collectifs en sept catégories et une typologie des régimes d’activité collective, ellemême basée sur la sémiotique des transactions coopératives, notre théorie d’inspiration pragmatique pour l’analyse de l’action individuelle et collective (p. ex. Zacklad 2013).

Tableau 1. Types d’agencements collectifs
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Tableau 1.

Types d’agencements collectifs

Nous nous proposerons ici (tableau 1) une version légèrement remaniée de cette typologie (Zacklad 2007) où nous identifions un type général (famille, réseau social, communauté, organisation, public, État, foule), des sous-types [End Page 311] communs (par exemple pour les communautés, nous distinguons des communautés de pratique, épistémique, d’action), et des sous-types spécifiques des dispositifs numériques (comme les communautés médiatisées par le web, ou les organisations anonymes distribuées). Pour chaque type général nous précisons le régime d’activité collective associé qui relève soit d’un type de coordination, soit d’un type de coopération (Zacklad 2015b).

Figure 2. Régimes de coordination et de coopération.
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Figure 2.

Régimes de coordination et de coopération.

Dans cet article nous examinerons certains sous-types émergents propres à la culture numérique, ce qui demande de préciser au préalable les régimes d’action collective. Nous distinguons la coopération au sens fort de la coordination sans coopération, dites aussi coopération ouverte versus coopération fermée (Zacklad 2003). La coopération, au sens fort, correspond à des activités collectives orientées vers l’atteinte d’un but commun et accompagnées d’échanges réguliers entre les membres qui permettent d’ajuster tant la définition du but que les formes de coordination permettant de l’atteindre. À l’inverse, la coordination sans coopération, ou coopération fermée, correspond à des activités collectives qui ne supposent ni la conscience d’un objectif commun, ni la possibilité d’ajuster les moyens de l’atteindre (figure 2).

Nous distinguons deux types de coordination sans coopération. La coordination réglée s’appuie sur des mécanismes de coordination conçus de manière délibérée, alors que la coordination émergente n’est pas anticipée. La coordination réglée s’appuie sur des « mécanismes de coordination » (Schmidt & Simone 1996) conçus par la technostructure, comme dans le travail à la chaine. À l’inverse, dans ce que nous nommons la coordination émergente, l’activité du collectif évolue dans une direction qui n’a pas été anticipée au préalable grâce à des ajustements de proche en proche sans communication verbale explicite. Les comportements de foule, comme l’organisation spontanée du trafic piéton dans des artères encombrées, sont des exemples de cette coordination émergente.

La coopération, quant à elle, s’appuie sur un projet délibéré des parties prenantes et implique des échanges interpersonnels en présentiel ou à distance. Nous distinguons trois types de coopération, organisée, communautaire et spontanée (Zacklad 2015a). La première, organisée, s’appuie sur un système de rôles, [End Page 312] de relations et de compétences formalisés dans des règles et des métarègles. La seconde, communautaire, s’appuie sur des routines et des pratiques inscrites dans la durée. La troisième, spontanée, correspond au travail de petits groupes restreints sur des temps courts. Les régimes de coopération sont aussi associés à une forme de rationalisation de l’activité — substantive, procédurale ou agentive — et à des modalités de contrôle de l’activité (Zacklad 2013). Dans le contexte d’activité médiatisée par des plateformes numériques, une distinction peut être établie entre d’une part un contrôle par des règles, correspondant au paramétrage de la plateforme et aux usages conventionnels associés, et d’autre part, un contrôle par les métarègles correspondant à une discussion sur les modalités de la coopération et à la possibilité de modifier les règles (tableaux 2 et 3). Des exemples de règles concernent la gestion des droits d’accès, la possibilité de déposer des commentaires ou d’apporter des modifications, etc.

Tableau 2. Différents registres de l’activité collective (voir aussi )
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Tableau 2.

Différents registres de l’activité collective (voir aussi Zacklad 2003)

Tableau 3. Mise en correspondance entre registres de l’activité collective et dispositifs de médiation numériques contributifs asynchrones
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Tableau 3.

Mise en correspondance entre registres de l’activité collective et dispositifs de médiation numériques contributifs asynchrones

[End Page 313]

Le développement des dispositifs de médiation numériques basés sur des plateformes web a également permis l’émergence de nouveaux types de collectifs distribués associés à des régimes d’activité collective particuliers. Comme le soulignent de nombreux auteurs (Haythornthwaite 2009, Sarrouy 2014), la caractéristique principale des plateformes dites de crowdsourcing est de s’appuyer sur un grand nombre de contributions les plus simples possibles, atomiques, délimitées et indépendantes les unes des autres. Pour le dire dans les termes de notre classification, l’objectif des concepteurs de ces sites est d’éviter la co-opération interpersonnelle pour recourir le plus possible à la coordination réglée. Selon Haythornthwaite (2009), la mobilisation d’un grand nombre de contributeurs peu impliqués oblige à une régulation externe, alors qu’elle est prise en charge par les contributeurs fortement impliqués dans un modèle communautaire. Dans les environnements du web, cette coordination réglée de contributions numériques prend une forme singulière. En effet, ces dispositifs combinent la dimension parcellaire et parfaitement réglée de la coordination numérique, caractéristique des progiciels de gestion intégrée et de leurs workflows automatisés, avec le pseudonymat qui est le propre de certaines applications du web 2.0. Mais à l’opposé de l’esprit esprit communautaire de ces dernières, certaines de ces plateformes n’encouragent pas les interactions. Bien au contraire, dans les plateformes où la collaboration est « orchestrée » autour de la mise en concurrence des contributeurs (Renault 2014), elles tendent souvent à les restreindre ou à les dissocier le plus possible de la tâche, les contributions devant rester aussi indépendantes que possible. Ainsi, en référence à notre typologie, nous considérons qu’il est inapproprié d’associer plateformes de crowdsourcing à des agencements collectifs relevant de la foule, au sens anthropologique. Il n’y a pas de coordination émergente et de proche en proche dans ces environnements qui s’appuient au contraire sur une organisation du travail taylorienne contrainte et standardisée. C’est la raison pour laquelle nous considérons que l’agencement collectif qu’elles rendent possible est bien décrit par le terme « d’organisation anonyme distribuée orientée tâche » (tableau 1). Ce terme est proche de celui « d’organisation autonome distribuée », parfois utilisé par les promoteurs du Bitcoin (Zacklad et Sok 2015). Mais la notion d’autonomie vise à souligner que ces applications échappent à leurs concepteurs, notamment du fait de l’exploitation de protocoles pair à pair totalement décentralisés, ce qui n’a pas lieu dans les plateformes que nous étudions. Les distinctions que nous établissons ne nous empêcheront pas d’utiliser le terme de crowdsourcing, sans faire référence à une conception anthropologique des foules, comme une formule qui s’est imposée.

Si les plateformes de crowdsourcing visent à fédérer des organisations anonymes distribuées, nous allons montrer que cela n’exclut pas que, pour certains contributeurs au moins, un régime de coopération communautaire puisse s’installer. Pour comprendre ce paradoxe, il faut analyser la richesse des plateformes de crowdsourcing : elles combinent plusieurs dispositifs de médiation numériques, qui correspondent euxmêmes à des formes d’organisation transitoire de l’activité collective relevant de régimes et registres de coordination et coopération spécifiques. [End Page 314]

Diversité des activités collectives médiatisées par les plateformes de crowdsourcing

Dans les termes de la théorie du document, les environnements du web sont analysés comme des dispositifs de médiation numérique que nous avons proposé de classer dans cinq rubriques : diffusionnels, rédactionnels, contributifs, attentionnels en mode flux, et transmédia (Zacklad 2015a). Pour décrire le crowd-sourcing à visée scientifique, nous allons combiner ces différents dispositifs. Ce sont les dispositifs contributifs qui permettent de réaliser le type de tâches proposées par les institutions scientifiques et patrimoniales — résoudre des problèmes à plusieurs, identifier ou contextualiser des documents, transcrire (Dunn et Hedges 2012). En exploitant l’interactivité et la conversationnalité de la documentalité numérique, les dispositifs contributifs permettent à de nombreux contributeurs de réaliser des tâches standardisées, comme de participer à des conversations ouvertes. Cette distinction est d’ailleurs centrale dans l’analyse des dispositifs contributifs : nous établissons une distinction entre les dispositifs orientés données et orientés dialogue (tableau 3). Alors que les premiers contraignent l’expression dans des formulaires standardisés, les seconds visent à susciter des dialogues entre les participants, les forums de discussion en étant l’exemple prototypique.

Le tableau 3 met en correspondance ces différents dispositifs de médiation numérique contributifs asynchrones avec différents registres de l’activité collective. Ce tableau s’appuie sur une version simplifiée des différents registres de l’activité collective présentés dans le tableau 2. En colonne, le contrôle de l’activité collective par les règles, caractéristique des organisations anonymes distribuées, est distingué d’une forme de contrôle par des métarègles qui permet l’interprétation et la négociation, caractéristiques du régime de coopération communautaire. Selon l’autre dimension, en ligne, une rationalisation de l’action (ou cadrage en rationalité), substantive et procédurale, est différenciée d’une rationalisation de l’action agentive. On voit que le contrôle par les règles, dans le cadre d’une contribution orientée données, correspond à une coordination basée sur des formulaires et des calculs algorithmiques, pour l’attribution des droits aux contributeurs par exemple. Mais l’application et la compréhension des règles peut nécessiter des échanges qui impliqueront alors des modules contributifs orientés dialogue, tels que des forums de discussion. Si le collectif est en mesure de définir luimême le cadrage en rationalité dans ses dimensions substantive, procédurale et agentive, alors il doit pouvoir paramétrer les formulaires et disposer d’espaces de discussion dédiés plus riches et plus complexes capables de laisser place à la négociation et à l’argumentation, en permettant, par exemple, de rédiger des textes et de gérer des références web. Le recours à d’autres dispositifs de médiation, comme le rédactionnel, est alors nécessaire.

Cette typologie nous permet d’étudier les différentes formes de contribution aux herbiers numérisés et les modalités de régulation incorporées aux dispositifs de médiation 2.0. Cellesci visent notamment à déléguer certains aspects de l’autorité institutionnelle sur le contrôle des données et la production de connaissances valides aux collectifs d’usagers en ligne. [End Page 315]

Analyse des herbiers numériques

Les spécificités documentaires des collections d’histoire naturelle

Dans cette deuxième partie nous analysons les herbiers numérisés et les collectifs d’usagers qu’ils mobilisent à partir de notre typologie des dispositifs de médiation et des régimes d’action collective. Un herbier est une collection de plantes séchées. Les informations concernant le contexte de la collecte des spécimens sont essentielles à l’utilisation scientifique de l’herbier. La numérisation permet de faciliter la recherche dans les collections, à condition qu’aient été saisies dans une base de données ces informations consignées dans les étiquettes associées à chaque spécimen. Or cette saisie suppose de lire des documents parfois anciens et lacunaires, ce qui peut demander des recherches importantes. Le processus peut occasionner des erreurs, que les usagers des images seront à même de déceler. Les outils collaboratifs permettant aux internautes de participer à ces tâches de transcription et correction doivent susciter des modalités inédites de participation d’usagers possédant différents niveaux de compétences à des tâches réservées jusqu’à présent au personnel des institutions et aux spécialistes autorisés à y prendre part.

Sélection et méthode d’analyse du corpus

Pour trouver les sites d’herbiers numériques intégrant des fonctions participatives, nous avons exploité l’ « Index Herbariorum » du New York Botanical Garden (The New York Botanical Garden 2007). Parmi les sites consultés dans cet index international des collections naturalistes, peu d’institutions ont développé des fonctionnalités permettant à l’usager de participer à l’enrichissement ou à la correction des données des collections. Nous avons analysé les fonctions participatives des quelques sites qui en comportent : celui du Consortium of California Herbaria (Université de Californie 2003) ainsi que le portail « Arctos »1 regroupant les spécimens de 84 institutions américaines. Nous y avons ajouté un herbier virtuel conçu par certains des acteurs impliqués dans l’infrastructure e-ReColNat pour des spécimens ayant appartenu à Auguste de Saint Hilaire (Romaniuc Neto et al. 2013, Pignal et al. 2013). Nous avons aussi analysé le site « JSTOR Plants » (JSTOR 2000), très utilisé par les acteurs de l’exploitation scientifique et de la conservation des collections, qui regroupe les spécimens particulièrement précieux (dits spécimens « types »), car associés aux publications scientifiques. Nous avons par ailleurs étudié les principales plateformes proposant à des internautes non spécialistes de prendre part aux opérations de transcriptions d’herbiers numérisés au niveau international. « Herbaria@home » (Botanical Society of Britain et Ireland 2006), avec 140 000 planches d’herbier transcrites entre 2006 et septembre 2014, vise à informatiser des collections du Royaume-Uni et de l’Irlande. Comme lui, « Les Herbonautes »2, plateforme consacrée à la transcription des herbiers numérisés du Muséum national d’Histoire naturelle ouverte depuis novembre 2012 et intégrée au projet e-ReColNat, est consacré aux herbiers. Des collections de zoologie sont disponibles, en plus des herbiers, dans le « Volunteer Portal » australien (ALA 1999) ainsi que dans [End Page 316] le site « Notes from Nature » (30 000 planches complétées depuis 2012) consacré aux collections d’histoire naturelle de différentes institutions américaines.

L’étude de ces sites a été contextualisée à partir d’observations des pratiques naturalistes dans le cadre de notre participation à l’infrastructure e-ReColNat, qui nous a notamment permis de situer les formes de validation de données sur les sites participatifs étudiés par rapport aux procédures antérieures à la numérisation. Dans les sites analysés, où la possibilité de laisser des commentaires visibles était autorisée, nous avons récupéré ces commentaires et procédé à leur traitement automatique, rendu possible par la forme très structurée de ces données. Nous avons pu alors avoir un aperçu des utilisateurs impliqués dans les tâches de contribution rendues possibles.

Nous avons analysé dans chaque site les formes de participation proposées, qui vont du commentaire des données existantes à l’ajout d’informations concernant les spécimens, du formulaire de requête simple jusqu’à différentes opérations proposées dans une logique de crowdsourcing. Nous avons également examiné les modalités du contrôle des données produites par les usagers en vue de leur intégration dans les bases de données institutionnelles, ainsi que le degré de visibilité des contributions des internautes, selon qu’elles s’adressent uniquement aux conservateurs des herbiers, ou qu’elles sont visibles sur le site.

Les sites d’herbiers conversationnels : interactions facilitées entre usagers et conservateurs des collections

Nous avons distingué une première catégorie de sites en ce qu’ils s’adressent essentiellement à des spécialistes des collections. En effet, ils ne présentent qu’à la marge des dispositifs pédagogiques ou de recherche d’information adaptés aux non-spécialistes ; ils ne comportent pas ou peu de possibilité de navigation dans les collections, mais proposent seulement des requêtes à partir des noms scientifiques des espèces, dont ils supposent la connaissance, avec également des entrées géographiques toutefois. Ils ne permettent pas aux usagers de modifier directement la base de données des institutions. Ils présentent cependant des fonction-nalités permettant de communiquer avec l’institution au sujet des données de la base, en vue de leur amélioration.

Formulaires de contact

Dans tous les sites d’herbiers numérisés, il est possible de contacter l’institution pour suggérer des modifications relatives aux données des collections. Le portail Arctos (Arctos 2015) propose un formulaire de contact au moment de l’affi-chage des résultats faisant suite à une requête dans la base de données. C’est une incitation à faire remonter des données à l’institution, sans avoir à se déplacer ni à solliciter une autorisation de visite. Le nombre de contributeurs est ainsi plus important, par rapport aux chercheurs attachés à l’institution ou au personnel de gestion des collections qui ont les droits de modifications de la base. On trouve aussi ces fonctions de contact et modification dans l’Herbier Virtuel de Saint-Hilaire (Romaniuc Neto et al. 2013) via un formulaire en ligne. [End Page 317] Les contributions sont pensées comme uniquement destinées à l’institution : elles sont plus proches du formulaire de contact que de la fonction de commentaire qui suppose que les contributions soient visibles par tous.

Commentaires publics

Sur le site « JSTOR Plants » (JSTOR 2000), les remarques sont publiques et les visiteurs peuvent laisser des commentaires sous chaque spécimen. Le site utilise l’agrégateur de commentaires Discuss, qui affiche l’identité des commentateurs et met en valeur leur activité récente. « JSTOR Plants » permet aussi de mémoriser une recherche à partir d’un compte personnel, et d’associer à certains spécimens des tags personnels. Il n’est pas prévu de pouvoir visualiser facilement l’ensemble de ces commentaires, ni de faire des recherches dans le texte, si ce n’est par la consultation du profil Discuss des commentateurs.

Par rapport aux simples commentaires dans « JSTOR Plants », un formulaire structuré dont les résultats restent affichés et visibles par tous est proposé dans le site « Corsortium of California Herbaria » (Université de Californie 2003). Le formulaire s’affiche lors de la consultation d’un spécimen après une requête dans la base de données. Il est alors possible de choisir l’objet du commentaire parmi un menu déroulant, et l’intervention du contributeur peut prendre la forme d’une simple modification de l’un des champs de la base de données, relatif au spécimen qu’il vient de consulter. La modification effective des données est soumise à validation par le personnel de l’herbier. Les items proposés dans le menu déroulant comme objet du commentaire confirment ce qui ressort de la lecture des commentaires non structurés laissés sur « JSTOR Plants » : il s’agit surtout de corriger une localité géographique, une géolocalisation, un collecteur. L’analyse des commentaires laissés sur « JSTOR Plants » montre que cette fonctionnalité est utilisée majoritairement par quelques professionnels des collections particulièrement investis. En témoigne la répartition du nombre de commentaires par contributeurs (figure 3), avec un contributeur ayant rédigé à lui seul trois quarts des commentaires. Le nombre réduit de personnes qui se sont appropriées activement ces possibilités d’amélioration à distance des données des herbiers sont des professionnels des institutions partenaires du projet Global Plant Initiative à l’origine du site « JSTOR Plants ».

Que les interactions se fassent par formulaire ou par commentaire, il n’y a pas d’intégration automatisée des contributions à la base, l’intégration passant par la vérification des données, réalisée par le personnel. La régulation des contributions reproduit une procédure institutionnelle de validation des données en interne.

Accès direct aux bases de données institutionnelles

Le seul cas où un accès direct aux bases de données est possible est celui des sites de référencement des herbiers, au niveau d’une collection de spécimens et non d’une seule planche. Avec le catalogue des collections en ligne de Tela Botanica3, la base recensant les collections de France est renseignée en direct. Au niveau mondial, le même système de recensement des collections existe, [End Page 318] avec cette foisci le passage par un formulaire téléchargeable sur le site du jardin botanique de New York qui sera validé par l’institution avant d’être intégré à la base.

Figure 3. Diagramme de répartition par commentateur des commentaires laissés sur « JSTOR Global Plants » entre 2011 et 2015 (chaque secteur circulaire limité par deux rayons du disque correspond à la proportion de contributions réalisées par un contributeur.).
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Figure 3.

Diagramme de répartition par commentateur des commentaires laissés sur « JSTOR Global Plants » entre 2011 et 2015 (chaque secteur circulaire limité par deux rayons du disque correspond à la proportion de contributions réalisées par un contributeur.).

La transcription collaborative ouverte au public : du crowdsourcing à l’émergence de communautés

Si les collections en ligne ouvertes aux professionnels facilitent la collaboration entre spécialistes sans changer la procédure de validation des données par les conservateurs, les sites destinés au grand public élargissent les collaborations en termes de nombre de contributeurs mobilisés, et demandent de repenser la procédure de validation des données. [End Page 319]

Les tâches de transcriptions

L’activité de transcription collaborative est directement inspirée du modèle du crowdsourcing. Comme dans les sites d’herbiers dits conversationnels, les sites de crowdsourcing dédiés à la transcription associent au dispositif diffusionnel, commun aux sites donnant accès aux herbiers numérisés mis en ligne, un dispositif contributif. L’interface de transcription que l’on retrouve dans tous ces sites permet la structuration des données produites et leur validation (par différents moyens qui différencient les plateformes : recoupement automatique, correction par un modérateur ou confrontation avec les points de vue d’autres contributeurs en cas de divergence), suivie de l’intégration automatisée des données à la base. Les différents dispositifs permettent un encadrement de la participation à deux niveaux : en amont de la transcription, par la limitation des activités des internautes à une sélection de champs jugés accessibles à des non spécialistes, et en aval en offrant des ressources explicatives et des aides pour guider la lecture du document (Chupin 2014). La division des opérations de transcription en champs distincts permet de rythmer la progression des contributeurs en offrant plusieurs tâches simples susceptibles d’entretenir la motivation des moins experts, un principe commun à différentes plateformes de crowdsourcing.

La validation des données

La diversité des procédures de validation des données atteste de la variété du positionnement des institutions quant aux responsabilités qu’il est possible de confier aux internautes et à l’importance accordée aux interactions entre les contributeurs. Plus l’encadrement est fort en amont, moins il l’est en aval, et réciproquement. Les opérations de contrôle des informations se font par alignement automatique des réponses et sollicitation de professionnels en cas d’erreur persistante (Denslow et al. 2011). Une plus grande liberté accordée aux contributeurs dans le choix des champs qu’ils peuvent remplir est associée à un contrôle par modération de leurs contributions. C’est ainsi que l’interface de transcription australienne, qui donne le choix entre de nombreux champs, est plus proche d’une interface de saisie professionnelle que celle du site « Les Herbonautes ». Elle s’en distingue toutefois par les rubriques d’aide et par l’effort de ludification : des avatars sont attribués aux contributeurs et les tâches sont regroupées en expéditions thématiques. Cependant, en contrepartie de la liberté de saisie, les transcriptions entrées dans les champs correspondant à ceux d’une base scientifique dans un ordre non contraint sont validés par un modérateur dans les sites anglais et australien.

Inversement, dans « Les Herbonautes », les contributions sont beaucoup plus encadrées et il est impossible de déroger à l’ordre de saisie imposé : pays, région, date, récolteurs, déterminateur, localité, géolocalisation. Pour être intégrées à la base de données du Muséum, les transcriptions réalisées par plusieurs contributeurs à propos d’une même étiquette doivent faire l’objet d’un consensus. Celles qui se contredisent sont signalées aux internautes qui en sont les auteurs pour qu’ils confirment qu’ils maintiennent leur interprétation, ou qu’ils s’alignent sur celle des autres (figure 4). [End Page 320]

Figure 4. Fenêtre pop-up signalant des transcriptions non-concordantes sur « Les Herbonautes ».
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Figure 4.

Fenêtre pop-up signalant des transcriptions non-concordantes sur « Les Herbonautes ».

Les espaces de dialogue

En complément des fonctionnalités de contribution orientées données, plusieurs sites offrent des modalités de contribution dialogale. Dans le site « Les Herbonautes », quand des divergences d’opinion ont été signalées, les échanges de commentaires à propos des planches concernées sont possibles en cas de désaccord. L’examen critique de la planche se poursuit ainsi avec un retour donné par les autres participants sur ses propres interprétations. La lecture du document scientifique est placée dans un contexte social qui devient une incitation à la participation. La même stratégie est mise en place dans le site « Notes from Nature » qui invite à rejoindre un espace de discussion quand la transcription soulève des difficultés qu’un contributeur ne parvient pas à résoudre.

La gestion des profils

Dans la plupart des sites de transcription participative de type crowdsourcing, les participants se voient octroyer chacun un profil basé sur plusieurs attributs liés à l’activité sur le site, outre les paramètres configurables concernant la présentation de son identité. Le profil est utilisé dans trois perspectives. D’abord dans une perspective de ludification, le contributeur possède un avatar qui est le support [End Page 321] de ses rétributions symboliques. Au fil de ses contributions, il peut gagner des badges dans les sites français et américain, blasons qui contribuent à sa réputation (figure 5), tandis que son avatar monte en grade au sein d’une « expédition » dans le site australien. En seconde intention, la personnalisation par un profil, ainsi que l’image qu’il est possible de lui associer, facilitent les interactions entre les contributeurs et le repérage dans la discussion. Enfin, l’identification du contributeur permet de lui donner certains droits de participation. Dans le site « Les Herbonautes », les participants doivent répondre à des QCM ludiques pour être autorisés à participer à la transcription des champs présentant plus de difficultés. L’autorisation de remplir certains champs ne leur est octroyée qu’à partir d’un certain niveau, qui dépend notamment de leur assiduité. Dans le site anglais, « Herbaria@home », les contributeurs fortement impliqués se voient octroyer des droits de validation des transcriptions.

Figure 5. Profil d’une contributrice du site « Les Herbonautes » ayant remporté six badges.
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Figure 5.

Profil d’une contributrice du site « Les Herbonautes » ayant remporté six badges.

Les fonctionnalités avancées de capitalisation des connaissances

Sur le site américain « Notes for Nature » (Denslow et al. 2011), les contributeurs ont la possibilité d’apposer des hashtags à leurs commentaires, pour faciliter la recherche. Il en résulte de nouveaux parcours dans les collections rendus possibles à partir de la consultation des images auxquelles a été associé un même hashtag. En imaginant que l’utilisation des hashtags déborde celle de l’espace contributif, cet exemple ouvre la voie à des dispositifs de médiation documentaire plus évolués mettant en relation plusieurs espaces documentaires (Zacklad 2015a). Le site anglais « Herbaria@home » a également mobilisé une forme typique du web 2.0 en offrant des dispositifs de médiation rédactionnels de type wiki consacrés aux botanistes, à leur biographie et aux parcours de leurs expéditions : autant d’informations très utiles à la transcription. [End Page 322]

Régimes et registres de coordination et de coopération dans les herbiers numériques

Les sites d’herbiers conversationnels

Cette analyse permet de distinguer différents modèles de coordination et de coopération mobilisés par les sites de crowdsourcing. Les sites d’herbiers numériques conversationnels souhaitent simultanément mettre à disposition du public scientifique les collections, parfois contre rémunération — comme dans « JSTOR Plants » pour la consultation des images en grande taille — et bénéficier des commentaires savants de leurs visiteurs. Les fonctions basiques d’interaction limitent l’échange à une simple remontée d’informations à l’institution. Les fonctions plus avancées permettent aux autres usagers de prendre connaissance des commentaires. Dans ces deux cas l’agencement collectif dominant est de type « public consommateur », les transactions se déroulant entre une institution patrimoniale et un ensemble de lecteurs ne disposant pas de possibilités d’interactions transversales. Dans le premier cas, quand les commentaires ne sont pas visibles des autres lecteurs, le régime d’activité collective est celui de la coopération organisée unidirectionnelle, car les commentaires peuvent donner lieu à des échanges avec l’institution. Quand les commentaires sont visibles des autres lecteurs et que ceuxci peuvent se contacter entre eux, l’agencement collectif « public consommateur » peut être doublé d’un agencement de type réseau social médiatisé par le web. Mais dans leur très grande majorité, les sites institutionnels présentant des herbiers numérisés ne disposent pas d’espace de discussion qui inciterait à la formation d’une communauté en ligne, susceptible de participer à la mise à jour des collections ou d’espaces ressources utiles à leur gestion.

Les sites de transcription collaborative de type crowdsourcing

La situation est beaucoup plus complexe dans les sites de transcription collaborative inspirés par un modèle classique de crowdsourcing organisant des tâches individuelles, simples et atomiques sans encourager des interactions transversales. Cette tendance contient deux variantes. Les sites anglais (« Herbaria@home ») et australiens (« Atlas of Living Australia ») laissent plus de liberté aux contributeurs, quitte à faire appel à des modérateurs. L’agencement collectif dominant serait alors de type public/consommateur, les modérateurs membres de l’institution étant amenés à valider les contributions du public. Un agencement complémentaire de type communautaire se retrouve aussi dans ces sites qui facilitent les apprentissages des contributeurs, par des tutoriels et espaces de discussions dédiés, sans toutefois leur donner la main sur les procédures de validation.

L’autre variante, qui est celle du site « Les Herbonautes », se rapproche d’un modèle de crowdsourcing très normalisé, fondé sur une séparation des tâches selon leur niveau de difficulté allant de pair avec la limitation des droits des participants et le contrôle des opérations de transcription. L’agencement collectif dominant serait alors celui de l’organisation anonyme distribuée orientée tâche, visant la plus grande standardisation possible des tâches de transcription. Cette standardisation a également, selon les chercheurs responsables du site, une fonction pédagogique audelà des objectifs de collecte de données. Mais les choses [End Page 323] apparaissent plus complexes au regard du mécanisme de consensus proposé par le système de validation, qui invite de manière systématique à comparer son avis avec celui des auteurs d’avis divergents grâce à des alertes standardisées. Même si l’invitation à confirmer sa transcription en cas de divergence avec les autres contributeurs se fait par un questionnaire fermé, elle permet aussi d’entrer en dialogue avec d’autres membres et d’accéder à des espaces de discussion plus riches associés à chaque spécimen. Ces interactions visant la production de données valides et le partage d’informations donnent en fait à l’activité en ligne une dimension communautaire qui ressort d’autant plus qu’on prend en compte la distribution des contributions au sein des sites collaboratifs : la grande majorité des apports est le fait d’un petit noyau de contributeurs très actifs. On voit sur la figure 6 que les deux contributeurs les plus actifs totalisent environ un sixième des contributions.

Figure 6. Répartition des contributions par contributeur entre novembre 2012 et juin 2014 dans « Les Herbonautes » (chaque secteur circulaire limité par deux rayons du disque correspond à la proportion de contributions réalisées par un contributeur).
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Figure 6.

Répartition des contributions par contributeur entre novembre 2012 et juin 2014 dans « Les Herbonautes » (chaque secteur circulaire limité par deux rayons du disque correspond à la proportion de contributions réalisées par un contributeur).

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Ce sont également ces contributeurs qui sont les plus présents dans les espaces de discussion. Tout se passe donc comme si le site réunissait deux collectifs distincts : une organisation anonyme distribuée possédant un nombre important de membres et une petite communauté de contributeurs experts. Si cette communauté ne dispose pas d’autorité particulière en termes de validation, elle peut intervenir auprès des anonymes pour les orienter et les conseiller. Un mêmefonctionnement « hybride » a été observé dans le réseau de botanique Tela Botanica (Heaton et al. 2010), qui contribue d’ailleurs à animer « Les Herbonautes » dans le cadre du projet e-ReColNat : la présence en ligne de ce réseau de botanique francophone, à travers son propre site, associe un modèle entrepreneurial de type « public/consommateur » (avec des modalités de « diffusion centralisée [des savoirs] propres à une culture scientifique de professionnels »), et un modèle communautaire de type épistémique dédié à la production de connaissances botaniques associant professionnels et amateurs experts.

Cependant, il n’est pas sûr que la communauté constituée par les contributeurs experts du site « Les Herbonautes » constitue à proprement parler une communauté épistémique. En effet, si le noyau de contributeurs actifs produit des connaissances concernant l’histoire des herbiers en échangeant dans les forums, ces participants n’ont aucun droit de validation supplémentaire par rapport aux membres moins investis que nous décrivons comme une organisation anonyme distribuée. Leur savoir n’est pas valorisé de manière cumulative sur le site et ne leur donne pas de « pouvoir d’agir » supplémentaire qui leur permettrait d’exercer leurs compétences en tranchant les désaccords qui émergent dans les cas de transcription les plus difficiles. En termes de registre d’activité, ils n’ont pas le pouvoir de formuler des métarègles porteuses de conséquences effectives sur les pratiques médiatisées, si ce n’est par des suggestions faites aux animateurs responsables du site. C’est d’ailleurs tout l’enjeu du site de crowd-sourcing scientifique et patrimonial pour les collections de l’infrastructure e-ReColNat en cours de conception que de prendre en compte ces différents registres d’activité : assurer une complémentarité et des modalités de transition entre différents statuts, celui conféré aux contributeurs peu engagés mais nombreux, et celui d’un petit groupe de participants plus investis, fonctionnant selon un mode communautaire, et prenant en charge des opérations complexes d’identification du contexte des récoltes et des botanistes à l’origine des herbiers.

Au terme de cette analyse des herbiers numériques, il apparait que les deux types de sites que nous avons distingués combinent des dispositifs de médiation numérique différents par les agencements collectifs hétérogènes qu’ils convoquent : coopération public consommateur ou organisation anonyme distribuée d’une part, et agencement collectif communautaire de l’autre. L’activité des premiers est médiatisée par des dispositifs de médiation contributifs orientés données à base de formulaires, tandis que celle des seconds l’est par des dispositifs de médiation dialogaux de type commentaires ou forum (tableau 3). [End Page 325]

Conclusion : enjeux de l’ouverture à différents registres de l’activité collective

La numérisation des collections d’histoire naturelle ne s’est pas encore accompagnée d’un véritable basculement dans la science digitale (Zacklad 2014), qui se caractériserait par une utilisation du numérique pour faciliter la mise à contribution d’acteurs hétérogènes et qui renouvellerait les modes de médiation traditionnels. Dans le cas des herbiers que nous avons qualifiés de conversationnels, le régime d’activité collective est calqué sur les agencements collectifs de type public/consommateur. Dans le cas des sites de transcription collaborative qui s’inspirent du modèle du crowdsourcing, l’implication du public est souhaitée de manière beaucoup plus complète. Notre étude montre que ce sont alors les enjeux de validation qui cristallisent la différence entre les modèles de coordination et de coopération. Alors que certains dispositifs de médiation contributifs cherchent explicitement à encourager la formation de communautés épistémiques, comme dans le cas déjà évoqué de Tela Botanica, les membres de ces communautés qui sont pourtant des contributeurs majeurs aux tâches de transcription, peuvent ne pas disposer de droits supplémentaires pour valider les contributions des autres participants.

Mais plus fondamentalement, les dispositifs de médiation numériques scientifiques et patrimoniaux souffrent des mêmes défauts que de nombreuses autres plateformes qui combinent difficilement les différents registres de l’activité des collectifs. En se référant à notre modèle des différents registres de l’activité collective (tableau 2), il apparait que la totalité des sites étudiés relèvent du cadrage de l’activité par les routines et les règles sans offrir aux participants la possibilité de s’appuyer sur des métarègles négociées permettant de cadrer l’activité du collectif. Or c’est en déployant ces activités méta-fonctionnelles (Falzon 1994), également appréhendées comme des activités de régulation autonome (Reynaud 1989), qui correspondent aux activités stratégiques, épistémiques et intégratives du collectif (tableau 2), que le régime de coopération communautaire, qui est le plus propice aux apprentissages, peut véritablement se déployer.

Nous ne contestons le recours au crowdsourcing et aux nouvelles organisations anonymes distribuées pour offrir au plus grand nombre des opportunités de participation à des entreprises d’intérêt général. Mais il nous semble que si les dispositifs de médiation promus par les institutions ne sont pas en mesure de s’adapter aux besoins d’apprentissage, de capitalisation et d’échange d’informations que nécessite la réalisation des tâches proposées, le risque existe de voir s’amenuiser l’énergie initiale des contributeurs. Le site « Les Herbonautes », que nous avons étudié plus particulièrement dans le cadre du projet e-ReColNat, en a fait peutêtre l’expérience en perdant certains de ses contributeurs les plus efficaces, hypothèse que nous chercherons à confirmer dans nos futurs travaux.

Remerciements

Notre recherche a bénéficié du financement l’Infrastructure Nationale en Biologie et Santé E-RECOLNAT ANR-11-INBS-0004. [End Page 326]

Manuel Zacklad
Dicen-IDF EA7339, CNAM
manuel.zacklad@cnam.fr
Lisa Chupin
Dicen-IDF EA7339, CNAM
lisa.chupin@cnam.fr

Références

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